La maturation des idées mène au-delà de la fulgurance et se nourrit de la conversation avec les autres. C'est lors de conversations quotidiennes et banales que des sujets nouveaux font surface, qu'un autre éclairage est apporté à des idées qui s'étaient figées au point de devenir des "à priori". Ainsi par exemple attablés dans le restaurant d'entreprise nous commentons nos plats. Ils sont ce qu'ils sont, sans grande saveur. Une voix nous rappelle à la raison : "nous devons nous contenter de ce que nous avons dans nos assiettes, on voit bien que nous n'avons pas connu la guerre, c'est du moins ce qu'aurait dit le grand-père.". Cette phrase n'est pas très éloignée du "ce qu'il leur faudrait, c'est une bonne guerre". Elle est propre à réveiller en moi l'anti-militarisme fondamentale, transmis par un grand-père que je n'ai pas connu et qui refusait viscéralement le pas de l'oie et les défilés militaires du 14 juillet quand bien même il avait été médaillé de la légion d'honneur pour son comportement "héroïque" lors de la première guerre mondiale.
Il est clair que nous n'avons pas tous les mêmes grands pères. Pour le mien, la guerre n'était en aucun cas un sujet de conversation. Et je comprends soudain que cette phrase : "on voit bien qu'ils n'ont pas connu la guerre" ne peut être formulée que par un homme repu qui a toujours connu l'opulence qui protège de la faim, sauf peut-être en temps de guerre. C'est une phrase de riche qui nie la réalité de la misère née de l'injustice sociale par laquelle une partie de la population est réduite à la famine, même en temps de paix. Et ce, aujourd'hui encore. Il s'agit là d'un paradoxe inadmissible dans notre société dite "riche" et de surproduction dont l'un des grands scandales est le gaspillage de la nourriture produite en quantité déraisonnable et le fait que beaucoup connaissent toujours l'insécurité alimentaire.