A 90 ans, Christiane se fait vieille. Elle en souffre et se révolte, rue dans les brancards.
Qui a dit qu'on gagne en sagesse avec le temps ?
Pourtant, elle sait qu'il n'est pas dans la nature des hommes d'être éternellement jeunes. Ayant observé sur ses proches les outrages des ans, elle entretient avec acharnement sa forme physique et intellectuelle.
Vivre n'est pas une partie de plaisir. Alors tant qu'à vivre longtemps, autant vivre bien.
Elle habite à Courbevoie, à proximité de Paris et de Nanterre, dans une résidence construite dans les années 1960, située près des commerces et de la gare de Bécon-les-Bruyères. Elle y a emménagé il y a 56 ans, au 6ème étage, dans un appartement de 4 pièces, avec son mari et leurs 3 jeunes enfants. Depuis la mort de son mari survenue trente ans plus tôt, elle y vit seule, totalement autonome. Elle a fait réaliser les aménagements nécessaires pour y rester aussi longtemps que possible.
Un jour de novembre 2022, alors qu'elle faisait ses courses, le genou de Christiane s'est dérobé. Elle est tombée et s'est fracturé le bloc hanche. Elle a souffert d'une douleur physique inouïe, sans pourtant perdre connaissance. Les pompiers immédiatement appelés n'ont pas pu immobiliser la fracture déplacée. Conduite d'abord à Neuilly où elle a été refusée, puis à l'hôpital franco-britannique de Levallois , elle est restée plus de 30h, les membres inférieurs en vrac, avant d'être opérée.
Elle a survécu, et à la douleur et à l'opération. À son réveil elle était parfaitement lucide.
Est-ce parce qu'elle avait 89 ans passés, ou bien est-ce parce que, au sortir de l'opération, elle était dans l'incapacité totale à se déplacer ? Toujours est-il que le chirurgien n'a pas vu d'autres options que de la diriger vers un centre spécialisé en gériatrie de la chaine Orpéa pour sa rééducation, la Villa Marie-Louise, aux Vallées.
On a beaucoup glosé ces dernières années sur les dérives des établissements Orpéa et sur le traitement réservé au grand âge et à la dépendance. Les méfaits de la privatisation de ce pan de la santé, dont la conséquence première est la primauté du souci de rentabilité des établissements sur le souci d'efficacité des soins et la satisfaction des besoins des malades ou des résidents, ont été largement développés. Citons, entre autres, le calcul au plus juste de la nourriture et du matériel "soin-bien-être", dont les fameuses garnitures ; la très faible rémunération du personnel soignant, le sous-effectif qui entraine le traitement à la chaîne des "patients" (voir les Fossoyeurs - Victor Castanet - Ed Fayard 2022).
Christiane en a fait les frais. Le plus difficile à vivre dans ces circonstances a été l'état de dépendance absolue en ce qui concerne l'hygiène corporelle.
Dans les premiers jours qui ont suivi l'opération, elle ne pouvait ni se lever ni même utiliser un bassin pour libérer ses entrailles. Comme il est inconcevable dans ce type de centre de rééducation pour personnes âgées de répondre à la demande d'aide pour uriner ou déféquer de tout un chacun, elle a été équipée de garnitures. Ces dernières sont changées plus ou moins 4 fois dans la journée (idéalement 8h-12h-16h-22h), non quand elles sont souillées mais quand le personnel est disponible pour le faire. Les protections de nuit sont étudiées pour pouvoir tenir 10h sans être renouvelées. On comprend pourquoi les sonnettes, qui permettraient aux patients de signaler un besoin, sont systématiquement ignorées, laissées hors de portée à la moindre occasion.
Christiane, saine d'esprit et de corps (si on fait exception de la fracture) a connu l'humiliation de rester dans sa pisse et dans sa merde de longues heures. Après s'être révoltée, elle s'est résignée et pliée à la règle. Certains se sont laissé mourir pour échapper à cette situation. Elle y a trouvé une motivation supplémentaire pour lutter et regagner son autonomie.
Au bout de quelques jours, elle a pu se rendre accompagnée dans son cabinet de toilettes. Les toilettes sont organisées une fois encore, non pas en fonction des besoins du patient, mais selon la disponibilité des équipes qui n'ont que quelques minutes pour nettoyer la chambre et aider chacun, en toute hâte, à faire sa toilette intime. Un jour que Christiane avait demandé qu'on la laisse seule pour vider ses intestins en paix, elle a été oubliée nue au milieu de sa salle de bain pendant plus d'une heure. Tant et si bien qu'elle a dû hurler pour qu'on vienne l'aider à regagner son lit. Le médecin chef lui a fait remarquer que son comportement était inapproprié. Était-ce bien le cas ?
Comment se faire entendre dans un service de gériatrie ? Le personnel soignant, confronté en permanence aux troubles du grand-âge et à toutes les formes de démence sénile, en vient à considérer que tous les patients en sont atteints. La parole d'un individu de 89 ans n'est pas prise au sérieux. Il n'est pas en état d'évaluer ses propres capacités à se mouvoir, il ne peut gérer lui-même sa prise de médicament.
Au bout de quelques semaines, la rééducation progressant, Christiane a été en mesure de se rendre seule aux toilettes. Il lui a fallu user de beaucoup de persuasion pour obtenir de se livrer à ses soins corporels en toute intimité. Et elle n'y est pas toujours arrivé.
De même, la distribution des médicaments étant très irrégulière, elle a souhaité pouvoir disposer le soir de la ration matinale de doliprane afin d'éviter une trop longue attente entre deux prises de médicament et que la douleur ne s'installe à nouveau. Si certains ont entendu sa demande, d'autres y sont restés sourds.
Pendant plusieurs semaines, Christiane est restée totalement insomniaque. Elle a dévoré revues et romans, noirci grille sur grille de mots croisés. Le fait de ne pouvoir subvenir seule à ses besoins a généré en elle un trop grand stress pour qu'elle puisse se reposer.
Pendant sa convalescence, sa vie s’est organisée autour de ses loisirs, (lectures, grilles de mots croisés, vidéos sur sa tablette, ses visites), de sa rééducation et de ses besoins alimentaires.
Suffisamment aisée pour bénéficier d'une chambre seule et d'un petit déjeuner amélioré, Christiane avait fait savoir qu'elle prendrait un jus d'orange le matin, avec un thé au lait, et des tartines beurrées. Ce petit déjeuner a été l'occasion de scènes à répétition. Toujours il manquait sur le plateau du matin soit le jus d'orange pour lequel un supplément était pourtant payé, soit le lait, le thé ou encore même l'eau chaude.
De manière générale, l'organisation du service de table laissait franchement à désirer. Certes on lui avait vanté la qualité de la cuisine de l'établissement, certes elle avait été interrogée sur ses préférences culinaires, pourtant Christiane a eu beaucoup mal à faire entendre ses souhaits. Chimiste de formation, son approche de l'alimentation est quasi scientifique, voire médicale. Pour elle une alimentation saine c'est : le moins d'aliments transformés possible, ni crème dessert, ni pâtisserie. Il lui faut des laitages, de la viande ou du poisson, des légumes, de la salade, des fruits. Pour des raisons personnelles de santé, pas de sel le soir pour éviter les hausses de tension, donc fromage le midi et yaourt nature le soir. Ce protocole défini avec la diététicienne de la clinique et rappelé à chaque repas par une fiche posée sur le plateau qui lui était destiné a été respecté de façon plus qu'aléatoire.
Tout cela a été très fatigant et vexatoire pour Christiane qui sait parfaitement qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Par nature, elle déteste devoir réclamer et maîtrise mal son exaspération. Si bien qu'elle a pu parfois préférer se passer de manger ou lorsqu'elle avait trop faim, manger en ayant l'impression de s'empoisonner.
Mais pourquoi tous ces dysfonctionnements ? Allez donc savoir ! Il y a plusieurs hypothèses :
- La première hypothèse est que les auxiliaires de service ne savent pas lire. Possible. La fonction est mal rémunérée et ne demande pas un niveau de formation très élevé.
- La deuxième hypothèse est que le personnel de service, trop peu nombreux, surmené et constamment renouvelé, ne prend pas le temps de lire. Considérant que ces souhaits sont des lubies, il ne perd pas son temps à sélectionner des aliments précis pour chaque plateau. Encore possible.
- Enfin la dernière hypothèse : le personnel de service suppose que les patients de gériatrie ne sont pas en mesure de constater que leurs souhaits ne sont pas respectés et ont même oublié qu'ils les ont formulés. Il est donc inutile de les satisfaire. C'est encore possible.
Christiane est restée à peine deux mois en rééducation. Elle a survécu à l'épreuve mais est rentrée chez elle épuisée. Il lui a fallu de longs mois avant de récupérer le sommeil. Elle n'a pas retrouvé toute sa mobilité et souffre encore lorsqu'elle doit s'habiller. Toutefois elle continue à vivre seule en se faisant aider pour les courses et le ménage et manie avec virtuosité son déambulateur. Elle s'organise ses sorties au cinéma et ses promenades entre amies, tente même parfois avec ses filles une visite au musée et il lui arrive d'avoir le plaisir d'accompagner son arrière-petit-fils dans ses activités. Elle attend avec impatience l'opportunité d'assister à la représentation d'un Opéra dans une grande salle parisienne. Lorsque l'ascenseur est en panne, elle descend et monte vaillamment ses 6 étages.
Elle essaie de gagner en sagesse et de s’emporter moins vivement contre les désagréments de l'existence, comme les femmes de ménage qui ne savent pas faire le ménage, par exemple, et "vandalisent" les lieux qu'elles sont censées entretenir, ou comme les agences de service à la personne qui, ne prenant pas en considération le fait que chacun doit pouvoir s'organiser et n'est pas nécessairement à disposition, changent les horaires des interventions sans en informer. Mais tout cela n'est pas bien grave finalement, seulement exaspérant.
Le chirurgien qui l'a opérée lui a fait savoir lors de la visite de contrôle à +12 mois qu'elle devait s'estimer heureuse. On attend d'une femme de 89 ans qui se fracture le bloc hanche qu'elle meure ou reste pour le moins dans son fauteuil roulant. A-t-il seulement pris le temps d'observer la personne qu'il a opérée ?
Être vieux n'est pas facile et demande beaucoup de sagesse. Christiane est loin d’être une grande sage même si elle s’y essaie. En revanche, elle peut compter sur sa volonté inflexible et sur son pouvoir de séduction pour arriver à ses fins. Mais que c'est usant !
Christiane rue dans les brancards…, souffre et se révolte, ne rêve que d’une chose : reléguer son déambulateur au placard.